Compétition ou solidarité nationale ?
Edito du n° 18 de Familles et Laïcité

Par Jean-Marie BONNEMAYRE
Président

Depuis plus de cinquante ans, la France est entrée dans un monde de la compétition et de l’ouverture des marchés, en défaisant petit à petit ce que la IIIe et la IVe République avaient construit au bénéfice de l’ensemble des citoyens. L’accaparement des richesses par quelques-uns est devenu une réalité mondiale. Certains voudraient nous faire croire que leur bonne fortune serait le fruit d’un travail acharné et de leur seul talent, comme si l’environnement sociétal n’existait pas. Le service public, le partage sont aussi vieux que la société et la compétition. Quand le clan des humains, à l’aube de l’humanité, met en commun sa production, ses outils, donc le partage au sein de la communauté, c’est du service public assurant à chacun des droits reconnus. Sans partage, pas de survie. La compétition surgit pour tout ce qui est à l’extérieur du groupe – comme les guerres tribales – ou de ville en ville, comme dans la Grèce antique. La solidarité est l’expression de la nature sociale fondamentale des humains, qui ne peuvent vivre, ni survivre en dehors des sociétés qu’ils constituent ; la solidarité est constitutive de la société humaine et aussi puissante que la compétition, qui vise à détruire l’autre. Le sociologue Pierre Bourdieu disait, à juste titre, que la concurrence, [c’est] « la guerre de tous contre tous ».

Certains, dans un temps pas si lointain, ont considéré que la sélection naturelle était la règle normale de nos sociétés. On sait à quel point cette posture a conduit à des génocides. La sélection naturelle appelée ainsi, parce qu’elle fut assimilée à la loi de la nature, n’est que la survivance barbare de situations de pénurie. La solidarité n’est pas une façon de corriger les effets pervers de la compétition, mais l’essence même de la vie sociale. Elle manifeste la volonté humaine de maîtriser son destin et de ne pas être “chosifiée”, comme dirait Sartre, par les événements. C’est pourquoi, la chose publique, la « respublica », c’est la quintessence du social, du social condensé. L’intervention publique, dans son ensemble, traduit la réponse de plus en plus large et de plus en plus diversifiée de la solidarité nationale à des besoins retenus comme des droits et comme une exigence que la société doit satisfaire. Là où le marché s’avère incapable de garantir à chacun, quels que soient sa naissance, ses moyens, l’accès à des ressources fondamentales, le service public met en œuvre un objectif de promotion et de démocratisation qui incarne et concrétise simplement l’idéal républicain. La satisfaction des besoins de tous n’est pas le profit exclusif d’un entrepreneur. C’est ainsi que, depuis quelques décennies, ont émergé le droit au logement pour tous, la sécurité sociale, les vacances pour tous, l’école républicaine, le droit à une formation, à la sécurité, au respect des personnes et à l’égalité, le droit des enfants, le droit à la santé, le droit des femmes … liste non limitative. Sur chacun de ces points, le fonctionnement des marchés débouche sur des impasses, des violences insupportables, puisque c’est la sélection et le profit qui priment !

 

Le fin du fin du libéralisme auquel nous assistons depuis quelque temps, c’est quand on nous explique que si le fonctionnement des marchés peut être pervers ou désordonné, c’est la faute à l’intervention réglementaire abusive de l’État. D’où la libéralisation des prix, la dérèglementation économique et sociale, le démantèlement des

La satisfaction des besoins de tous
n ‘est pas le profit exclusif d’un entrepreneur.

contrôles (voir l’actuelle grève du zèle des douaniers), la dépénalisation des sanctions, la privatisation de tous les organismes dont l’État a besoin pour jouer son rôle d’arbitre, de régulateur et assurer la paix civile. Historiquement, le libéralisme a toujours amené la guerre et le fascisme. Historiquement aussi, le libéralisme fait reculer la République et la solidarité en y substituant la charité et le retour des Églises, pour panser les corps et les âmes de la détresse sociale qu’ils ont ainsi créée.

C’est pourquoi le CNAFAL se prononce depuis sa création pour le développement des services publics, afin d’assurer les droits humains de tous. La solidarité, ce n’est pas l’appel au bon cœur, ou au volontariat, même si certaines organisations dans ce domaine font un excellent travail et leur bonne foi n’est pas remise en cause. Mais les laïques n’agissent pas pour gagner leur place au paradis. Ils veulent le bonheur pour tous, ici et maintenant, à l’image de la Déclaration des droits de l’homme de 1789, qui, pour la première fois, proclame le droit au bonheur.

Pour le CNAFAL, le service public ne peut être un simple guichet distributeur, mais doit être un lieu de solidarité active et d’écoute de tous les citoyens, moyen de remettre de la cohésion sociale dans nos sociétés. Car le libéralisme amène aussi la guerre civile larvée ou ouverte. C’est bien pourquoi le CNAFAL, depuis l’émergence du “macronisme”, masque d’un libéralisme pur et dur, crie au danger. La révolte des « gilets jaunes » ne représente que les prémices d’événements peut-être plus graves, que nombre d’intellectuels, ces derniers mois, ont analysés.

Mais le CNAFAL reste optimiste, la France a une tradition révolutionnaire et républicaine. ■

Familles Laïques n° 128 • Avril, mai, juin 2019