Au-delà des faits eux-mêmes, affligeants, insupportables de bestialité, l’agression d’un livreur de Cergy au seul motif qu’il était noir, révèle un ancrage inquiétant de notre société dans le communautarisme, la haine de tous ceux qui ne sont pas de “ma bande”, ma horde serait plus approprié.
Guylain Chevrier docteur en histoire, formateur, enseignant et consultant. Ancien membre de la mission laïcité du Haut Conseil à l’Intégration, Guylain Chevrier est connu pour son engagement dans le combat laïque et social. Il a aussi une expérience de travailleur social : organisateur et animateur d’actions de prévention des conduites à risques en collège (Classe de 4e et 3e) pour l’ASE du 94, pendant plusieurs années. Guylain Chevrier est également membre du CNAFAL.
Nous publions ci-dessous un entretien publié par “FIGAROVOX” du 3 juin dernier.
Racisme et enfermement communautaire: ce que révèle l’agression de Cergy
FIGAROVOX/ENTRETIEN – Un homme se présentant comme Algérien a été filmé dimanche soir en train de proférer des propos racistes à Cergy, après avoir insulté et frappé un livreur Uber Eats noir. Cette agression révèle un séparatisme communautaire profondément ancré, estime l’historien Guylain Chevrier.
Par Aziliz Le Corre Publié le 03/06/2021 à 12:56, mis à jour le 03/06/2021 à 15:05
FIGAROVOX. – Un homme se présentant comme Algérien a été filmé dimanche soir en train de proférer des propos racistes à Cergy, après avoir insulté et frappé un livreur Uber Eats noir. Il a depuis été interpellé au volant de sa voiture à Paris mardi midi. Que révèle cette agression, selon vous ?
Guylain CHEVRIER. – Tout d’abord un tabou, celui de relations intercommunautaires parfois très dures, entre personnes d’origine maghrébine/arabe et d’origine africaine, par exemple. C’est ce qu’il ressort très bien des insultes proférées par l’agresseur. L’individu après avoir traité « d’esclave » la victime, s’en est pris à une femme noire filmant la scène de sa fenêtre et l’interpellant, pour lui dire sur un ton agressif « Parce qu’il vient de je ne sais pas quel bled espèce de p… Il vient chercher la merde (…) Je suis Algérien et je te n… ta mère“, pour en arriver à « Espèce de négresse, espèce de sale Noire (…), pendant 800 ans on vous a vendus comme du bétail. » Le « on vous a vendus », après s’être identifié comme « Algérien » ne peut laisser dans le doute, il fait alors référence à la traite arabo-musulmane.
On peut toucher du doigt la réalité de ce problème à travers des échanges sur des sites comme « mariage-arabe-et-noir ». Un post d’une jeune femme se déclarant comme musulmane et algérienne, qui fréquente depuis 5 ans un musulman d’origine malienne, explique : « Nous voulons faire notre vie ensemble mais le souci est que mon père n’accepte pas que je puisse me marier avec un noir. Je compte faire le mariage religieux en prenant l’imam comme tuteur (c’est autorisé en cas de refus de la part du « vrai » tuteur) mais sans la bénédiction de mon père c’est dur ». Une jeune femme lui répond : « Je te comprends chère amie, je suis moi-même noire et mon bien aimé est Arabe. Apparemment l’union entre les Arabes et les noirs n’est pas encore bien vue. Je trouve cela dommage et injuste de la part de ta famille de te faire subir cela. Je pense que la volonté d’Allah passe avant celle de nos proches. Pour ma part je n’ai jamais encore rencontré la famille de mon futur époux Incha Allah et il m’a déjà confié que notre relation risque de choquer et étonner quelques membres de sa famille, et pour moi vice-versa, toutefois mon amour envers lui et pour Dieu va au-delà des préjugés et du racisme… » On voit toute l’étendue des contradictions de ces rapports intercommunautaires, le poids moral de la tradition et de la religion, la récurrence des faits qui indique qu’il ne s’agit pas de cas isolés. S’exprime aussi un désir d’émancipation mais sans référence au cadre du mariage civil, républicain, qui pourtant protège le libre choix de la personne, et donc, d’une certaine façon, se trompe de combat. Il est significatif de voir à travers ce témoignage qui parle de « racisme », la réalité de ces rapports, leur violence morale et les traumatismes discriminatoires qui en résultent.
Ce fait est amalgamé à d’autres, sous le signe d’une lutte contre le racisme abstraite, gommant ce racisme intercommunautaire bien réel.
Guylain Chevrier
Est-ce un fait raciste comme un autre ? Cela témoigne-t-il d’un séparatisme profondément ancré entre ces communautés ?
L’avocat du livreur et de l’autrice de la vidéo a déposé plainte pour des faits qualifiés de « violence volontaire avec la circonstance aggravante de racisme », « injures publiques à caractère raciste », « apologie de l’esclavage et de crime contre l’humanité ». Mais de quoi s’agit-il plus précisément ? On a repris dans différents articles le tweet du syndicat indépendant des commissaires de police qui a écrit : « La haine de cet individu n’a pas sa place en République » et que « le racisme gangrène la nation », pensant bien résumer la situation. Mais de quel racisme parle-t-on ?
Depuis les premiers articles relatant ce fait on a abrasé sa signification, en omettant par exemple que l’individu mis en cause s’est réclamé d’être « Algérien », ou encore ce à quoi il a fait allusion, en utilisant comme insulte « l’esclavage des noirs », et ainsi la traite arabo-musulmane et les rapports historiques de dominations qui y sont liés. C’est devenu du hors sujet. Ce qui permet d’amalgamer ce fait à d’autres, sous le signe d’une lutte contre le racisme abstraite, gommant ce racisme intercommunautaire bien réel. Ce qui fait écho à l’esprit d’une loi Taubira qui a qualifié l’esclavage de « crime contre l’humanité », mais uniquement d’origine occidentale.
Cette forme de racisme mise sous le tapis, structure pourtant pour une part les rapports entre des groupes identitaires distincts, qui ont leurs habitudes de vie séparées, dont les commerces communautaires ne sont qu’un des aspects. Ce fonctionnement est un héritage qui ne devrait pas perdurer sous notre République, mais qui résiste, propre à l’importation d’un passé, d’une histoire entre des pays d’origine, dont les comptes ne sont pas réglés, ce qui constitue un frein à l’intégration. On ne cesse en France, avec une certaine dose de culpabilisation, de revenir sur l’esclavage ou le colonialisme, que nous avons pourtant historiquement dépassés, et inscrits dans nos programmes scolaires, avec une affirmation de l’égalité de tous devant la loi dans nos institutions qui favorise le mélange, qui est la meilleure arme contre le racisme. Il en va tout autrement concernant de lourds passifs historiques relatifs aux pays d’origine de certains de nos concitoyens immigrés ou issus de l’immigration, bien peu évoqués. Le problème est cependant entier, nombre d’entre eux y restant connectés par paraboles interposées, voire par l’entremise d’associations communautaires, de lieux de culte. Des pays d’origine dont les État se confondent encore avec une culture religieuse et ethnique, incapables de faire leur examen de conscience comme pour l’esclavage, mais aussi de remettre en cause certaines traditions héritées de loin, contraires aux droits fondamentaux de la personne. On ne saurait s’étonner ensuite de voir certains rapports raciaux, et pratiques liées, se reproduire sur notre sol et poser problème.
Que risque-t-on à taire ce racisme ?
Ce racisme connaît son écho sous ce langage fleuri entre jeunes de quartiers, que l’on retrouve dans de nombreux textes de rappeurs, qui procèdent de l’assignation à la couleur, à l’origine, à la religion, banalisés, comme « culture des cités ». Le « rebeu » pour l’arabe, « le renoi » pour le noir, lorsque ce n’est pas « le negro »… Loin de la légèreté qu’on y accorde, on est ici dans la logique des tribus. Si nous ne combattons pas certains aspects néfastes de ces logiques communautaires, peu ou prou, ils les reproduiront. Mais comment combattre ce que l’on ne nomme pas ? Nous en avons d’ailleurs déjà la sanction, avec des Indigènes de la République et des dé-coloniaux, qui propagent une idéologie raciale digne des pires moments de l’histoire, qui cherchent l’affrontement avec la France identifiée aux seuls blancs, et essentialisés comme reproduisant les anciens rapports de domination coloniaux, qui n’ont plus aucun fondement réel. La question sociale est passée au second plan dans les milieux populaires d’origine immigrée, ce sont les affirmations identitaires qui ont pris le pas. Alors que la question sociale était rassembleuse, la question identitaire, religieuse, raciale, divise et oppose, ravive des antagonismes. La France républicaine est mise face à ce défi.
Les logiques communautaires qui tournent au communautarisme télescopent nos valeurs et principes communs, ce que nous partageons pour faire société, pour faire nation, ce qui est le plus important par-delà nos différences, avec les mœurs, mode de vie et de penser libres, qui en découlent.
Guylain Chevrier
S’il existe un racisme intercommunautaire, le cas du rejet du mariage entre musulman et non-musulman, qui relève du refus du mélange au-delà de la communauté de croyance ou de culture, peut aussi avoir bien des incidences dans les relations sociales, en termes d’exclusion, voire de discriminations. Un autre tabou. Ce qui est mis ici en évidence, c’est l’enfermement communautaire, ses différents cercles d’interdiction du mélange, au moment même où on entend mettre en œuvre des mesures de lutte contre le séparatisme à travers « la loi confortant le respect des principes républicains » qui sont, au regard de cette situation, non négligeables mais presque dérisoires.
Nous sommes sur une ligne de crête concernant notre cohésion sociale. Les logiques communautaires qui tournent au communautarisme télescopent nos valeurs et principes communs, ce que nous partageons pour faire société, pour faire nation, ce qui est le plus important par-delà nos différences, avec les mœurs, mode de vie et de penser libres, qui en découlent. On voit comment le thème de la promotion de la diversité, qui serait le summum dans l’ordre de la reconnaissance des droits humains, est un leurre. Et, de quelle façon en son nom, se développe un politiquement correct au « racisme sélectif », porté par les adeptes d’une mondialisation libérale qui vise l’effacement des États-nation à la faveur d’un modèle anglo-saxon du multiculturalisme, qu’il est interdit d’écorner en parlant vrai.
Ce que révèle finalement cet événement, c’est combien nous sommes avec l’expression de ce racisme intercommunautaire, et les réactions diverses qu’il provoque, face à un choix de société.
Mis en ligne le 07 Juin 2021 21:30